«Pendant 20 ans, j’ai gouverné dans la douleur», confiait l’ancien président Abdou Diouf, résumant ainsi l’impact des politiques d’ajustement structurel (PAS) imposées au Sénégal dans les années 1980 et 1990. Alors que le gouvernement actuel évoque un nouveau plan d’austérité, il est impératif de revenir sur cette période charnière pour en tirer des enseignements et éviter de reproduire les erreurs du passé. Entre rigueur budgétaire, diplomatie économique et défis structurels, le Sénégal se trouve à un carrefour décisif, notamment avec l’exploitation prochaine de ses ressources gazières et pétrolières.
Les PAS au Sénégal: Un héritage contrasté
Les programmes d’ajustement structurel (PAS), mis en œuvre sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale, visaient à rétablir les équilibres macroéconomiques du pays. Cependant, ces mesures d’austérité ont laissé des séquelles profondes: désindustrialisation, affaiblissement des services publics, privatisation des entreprises nationales et précarisation accrue des populations. Les départs volontaires massifs dans la fonction publique et la réduction des dépenses sociales ont creusé les inégalités, fragilisant des milliers de familles.
Pourtant, cette période sombre a aussi révélé la résilience et l’agilité diplomatique du Sénégal. Sous la présidence d’Abdou Diouf, le pays a su négocier des rééchelonnements de sa dette auprès du Club de Paris et du Club de Londres, lui offrant une marge de manœuvre financière. Ces efforts ont culminé avec l’éligibilité du Sénégal à l’Initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) en 1996, permettant une réduction durable de la dette et une réorientation des ressources vers des secteurs prioritaires comme l’éducation, la santé et les infrastructures.
Le contexte actuel: Entre austérité et nouvelles opportunités
Aujourd’hui, le Sénégal fait face à un contexte économique radicalement différent. La découverte de gisements de gaz et de pétrole ouvre des perspectives inédites pour relancer l’économie, créer des emplois et renforcer les infrastructures. Cependant, l’annonce récente d’un plan d’austérité par le Secrétaire général du gouvernement suscite des inquiétudes. Les leçons des PAS rappellent qu’une rigueur budgétaire excessive, sans mesures sociales compensatoires, risque d’aggraver les inégalités et de précariser davantage les populations.
Plutôt que de réduire les dépenses, les experts préconisent d’investir dans des secteurs porteurs tels que l’éducation, la santé et l’agriculture. Ces investissements pourraient non seulement stimuler la croissance, mais aussi renforcer la résilience économique face aux chocs externes.
La nécessité d’une approche globale: Budgétaire et monétaire
L’expérience du Plan Sakho-Loum, mis en œuvre au Sénégal au mois d’août 1993, reste un cas d’école des limites d’une approche économique axée exclusivement sur la rigueur budgétaire. Ce plan, qui prévoyait une réduction de 15 % des salaires de la fonction publique, avait pour objectif de stabiliser les finances publiques et de rétablir la confiance des partenaires internationaux. Cependant, malgré ces mesures drastiques, le Sénégal n’a pas pu éviter la dévaluation du franc CFA (FCFA) en janvier 1994, une décision qui a marqué un tournant douloureux pour l’économie du pays.
La dévaluation de 50 % du FCFA a eu des conséquences socio-économiques dramatiques. Elle a entraîné une hausse brutale des prix des produits importés, une érosion du pouvoir d’achat des ménages et une augmentation de la pauvreté. Les populations les plus vulnérables, déjà fragilisées par les mesures d’austérité, ont été les premières à en subir les effets. Cette double peine – austérité budgétaire et dévaluation monétaire – a mis en lumière les lacunes d’une approche économique déséquilibrée, qui néglige l’importance de la politique monétaire dans la gestion macroéconomique.
La dépendance du Sénégal au FCFA, monnaie commune à quatorze pays africains et garantie par le Trésor français, offre certes une certaine stabilité monétaire. Elle protège le pays contre les risques d’hyperinflation et facilite les échanges commerciaux avec la zone franc. Cependant, cette stabilité a un coût : elle limite la capacité du Sénégal à ajuster sa politique monétaire en fonction de ses besoins spécifiques.
Contrairement à des pays comme la Chine, qui utilise sa politique monétaire pour stimuler ses exportations ou soutenir sa croissance, le Sénégal ne dispose pas de cette marge de manœuvre. Les taux d’intérêt et la masse monétaire sont déterminés au niveau de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), sans tenir compte des réalités économiques propres à chaque pays membre. Cette rigidité monétaire a été particulièrement problématique lors de la dévaluation de 1994, où le Sénégal n’a pas pu anticiper ou atténuer les impacts de cette décision sur son économie.
Vers une politique monétaire au service du développement national
Aujourd’hui, une réflexion approfondie sur la politique monétaire s’impose pour que celle-ci serve mieux les objectifs de développement du Sénégal. Plusieurs pistes méritent d’être explorées :
- Réformer la gouvernance de la BCEAO : Une plus grande implication des États membres dans les décisions monétaires pourrait permettre d’adapter les politiques aux réalités locales. Par exemple, des taux d’intérêt différenciés pourraient être envisagés pour soutenir des secteurs prioritaires comme l’agriculture ou les PME.
- Diversifier les instruments monétaires : Le Sénégal pourrait explorer des mécanismes innovants pour stimuler l’investissement et la croissance. Par exemple, des fonds dédiés au financement des infrastructures ou des projets à haute valeur ajoutée pourraient être créés, en partenariat avec des institutions financières internationales.
- Renforcer la compétitivité économique : Une politique monétaire plus flexible pourrait soutenir les exportations sénégalaises en ajustant la valeur réelle du FCFA. Cela nécessiterait une coordination étroite avec les autres pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).
- Préparer l’après-FCFA : Bien que la question soit sensible, une réflexion sur l’avenir du FCFA et sur la possibilité d’une monnaie propre au Sénégal ou à la région ouest-africaine mérite d’être engagée. Une monnaie régionale, mieux adaptée aux besoins des économies locales, pourrait offrir une plus grande autonomie et une meilleure résilience face aux chocs externes.
Le défi de la productivité: Innover pour compétir
Un autre défi majeur réside dans le faible niveau de productivité de l’économie sénégalaise. Malgré des améliorations dans l’environnement des affaires, des secteurs clés comme l’agriculture et l’industrie restent peu compétitifs. Les causes sont multiples : manque d’innovation, faible mécanisation et infrastructures obsolètes.
Pour y remédier, des investissements massifs dans l’éducation, la formation professionnelle et la recherche développement (R&D) sont indispensables. Il est crucial de renforcer les infrastructures éducatives et d’adapter les curricula aux besoins des industries émergentes. La création de pôles d’excellence et de laboratoires de recherche spécialisés permettrait de former une main-d’œuvre qualifiée et de stimuler l’innovation locale.
L’adoption de technologies de pointe, comme l’intelligence artificielle (IA) et l’automatisation, pourrait révolutionner des secteurs tels que l’agriculture, l’énergie et les services. Par exemple, l’intégration de l’IA dans l’agriculture permettrait d’optimiser l’irrigation, d’améliorer les prévisions météorologiques et d’augmenter les rendements agricoles. Dans le secteur de l’énergie, des solutions basées sur l’IA pourraient faciliter la gestion intelligente des réseaux électriques et favoriser le développement des énergies renouvelables. Quant aux services, la digitalisation et l’automatisation contribueraient à moderniser l’administration publique et à améliorer la compétitivité des entreprises.
Alors que les États-Unis et l’Europe investissent des centaines de milliards de dollars dans l’IA, le Sénégal ne doit pas rester en marge de cette révolution technologique. Le pays doit mobiliser des ressources financières et encourager des partenariats avec des acteurs internationaux pour accélérer son développement technologique. Il est également essentiel de favoriser l’émergence d’un écosystème propice à l’innovation en soutenant les start-ups locales, en développant des incubateurs technologiques et en mettant en place des politiques incitatives pour attirer les talents et les investissements étrangers. En investissant stratégiquement dans ces domaines, le Sénégal pourrait se positionner comme un acteur clé de l’économie numérique en Afrique et assurer une croissance durable et inclusive.
Vers un développement équilibré et inclusif
Les propos du président Abdou Diouf rappellent que gouverner, c’est anticiper les conséquences des décisions politiques sur les populations. Les erreurs du passé doivent servir de guide pour construire un avenir meilleur. Avec ses nouvelles ressources et son expérience, le Sénégal a l’opportunité de mettre en place des politiques économiques plus équilibrées et plus justes.
Une approche globale, intégrant à la fois les leviers budgétaire et monétaire, est indispensable pour assurer une croissance inclusive et durable. Il est temps de tourner la page des plans d’austérité et de privilégier une vision stratégique qui place l’humain au cœur des priorités. En s’inspirant des réussites internationales et en tenant compte des spécificités locales, le Sénégal peut tracer une voie vers un avenir économique plus prospère et résilient.
Libasse Sow
Économiste, Expert en suivi-évaluation.