TELS DES GRAINS DE SABLE DANS LES YEUX DE LA RÉPUBLIQUE, DES ÉPINES DANS LES PIEDS DE LA DÉMOCRATIE…
Victor Hugo disait des partis politiques « qu’ils font trop de poussière autour de la raison pour qu’on la voie entière ». Au Sénégal, aujourd’hui, hélas, en plus de la poussière, certains partis politiques produisent du feu, de la fumée et de la confusion ; non pas seulement pour cacher la vérité, mais parfois aussi pour la transformer en son contraire ou vice versa, avec la bénédiction d’intellectuels adeptes de la trompette des foules. Une alchimie surréaliste si l’on sait que la nature de l’homme (nit), c’est de produire de la lumière et d’éclairer (niit), non pas de jeter de l’ombre sur du chaos.
À sa sortie des ténèbres de l’esclavage et de la colonisation, l’homo senegalensis est entré dans la jungle du néocolonialisme, où il a été malmené par la pauvreté, la faim et la soif, oubliant de se faire, oubliant de se parfaire. Et, de dégringolade en dégringolade, il est tombé dans l’incivisme et le défaut de citoyenneté. On a alors prôné le changement des comportements. Aujourd’hui, on parle de pourrissement des cœurs et de reconstruction de l’homme. Et, cependant que le pouvoir se complait dans l’attentisme, la néo-opposition de transformer le champ politique en champ de bataille à mort où l’adversaire est devenu l’ennemi et où la réflexion est remplacée par la passion propagandiste, le discours par les insultes… Et cela d’autant plus que les écoles de partis ont fermé leurs portes, que l’art et la culture ont déserté le terrain politique, que les débats d’idée sont révolus, que la probité clopine et que des universitaires se laissent emporter par le vent de la mode. Alors, face à un quelconque problème, on ne se demande guère plus comment et avec l’aide de qui le résoudre, comme font les bâtisseurs de cité, mais on cherche toujours un responsable à lapider, qui se trouve souvent être le président de la République. En vérité, les néo-opposants et leurs partisans n’ont qu’un seul objectif : le faire tomber et prendre sa place. C’est qu’ils ne savent pas qu’« un roi qui tombe est toujours peu de chose. Il est plus difficile et c’est un plus grand poids de relever les mœurs que d’abattre les rois. » Car l’objectif, ainsi que le suggère Hugo, c’est l’amélioration de l’homme et de sa condition de vie. Pour eux, malheureusement, le président est l’unique responsable de tout ce qui se passe dans ce pays ; et sa déchéance, l’unique solution à tous les maux.
En vérité, peu leur importe l’immoralité ou la pauvreté de leurs concitoyens, peu leur importe les souffrances du peuple : leur seul souci c’est d’hériter du pouvoir et d’en jouir. C’est pourquoi ils confondent violence et vaillance, roublardise et intelligence, cruauté et témérité ; ils ne savent rien de la bravoure solitaire qui fonde les grandes réalisations des peuples. Ils ne savent rien de la patience qui laisse le temps mûrir le fruit. Ils ne savent rien du courage qui prend sur soi toutes les servitudes et épargne les autres. Raison pour laquelle ils saccagent biens publics et privés, et attaquent les domiciles de leurs adversaires. Et la fumée des pneus de noircir le ciel, d’obscurcir la vue et de pourrir davantage les cœurs. Et des étudiants, se confondant aux vandales, de danser autour des flammes des archives universitaires et des facultés incendiées, semblables aux hordes sauvages des premiers temps de l’humanité. Et des notabilités, pour plaire à la foule ou seulement de peur de lui déplaire, se laissent emporter par le souffle de la sédition sans oser dénoncer les actes de destruction, pas même la mise à sac de l’UCAD. Ils ont certainement oublié que tout n’est pas permis dans la guerre, à plus forte raison dans la revendication démocratique. Ils ont oublié l’anecdote du fou qui, parce qu’il avait froid, a mis le feu à la forêt de son village, dans le but de se réchauffer le corps, pour ensuite s’étonner qu’il n’y ait plus d’arbres, plus de gibiers, plus de rivières… Ils ne savent pas l’histoire de l’homme qui fuyait les griffes d’un chat et qui est tombé sur une meute de chiens tous crocs dehors…
Les intelligents le savent : l’inimitié et les autodafés n’ouvrent pas les portes de l’avenir des nations. Souvenons-nous : dans les ténèbres de l’esclavage et de la colonisation, plus que la résistance armée, qui a eu à poser des actes mémorables, c’est la paix des « daaras » qui a fait se tenir debout l’aïeul face aux flammes des cases brulées et aux déflagrations des canons. Dans le silence de son laboratoire, Cheikh Anta a réalisé des travaux qui ont eu plus d’impact qu’une révolution armée. À l’heure des indépendances, le discours de Waldiodio, face à de Gaulle, a eu autant d’efficacité qu’une confrontation physique… Bref, des actes de grandeurs, posés par des hommes de valeur, ont jalonné notre histoire récente : Mamadou Dia, après douze années d’emprisonnement, a pardonné à Senghor qui disait du Sénégal qu’il est le pays du dialogue. Wade a refusé de marcher sur des cadavres pour accéder au pouvoir et a accepté de siéger dans le gouvernement socialiste, chaque fois que nécessaire, pour épargner au peuple des souffrances inutiles. Diouf, aux élections présidentielles de 2000, a félicité son adversaire avant l’heure, semble-t-il, pour prévenir des velléités de holdup électoral. Son successeur n’a pas fait moins avec Macky qui, lui, a annoncé sa non-participation aux élections de février 2024…
Malheureusement, au Sénégal, aujourd’hui, de tels actes se font de plus en plus rares, et l’espace politique de prendre des allures d’arène où des forts en muscles s’affrontent et jettent des cocktails Molotov jusque dans les domiciles et dans les cars de transports en commun. En vérité, ces politiciens-pyromanes ne savent rien de ce qui leur arrive : ils sont semblables à la pierre tombante qui ignore qu’elle tombe, et sont tellement obnubilés par le fétichisme des mandats et le désir d’alternance qu’ils en oublient le bien-être des populations et le développement du pays. De même, ignorent-ils que haïr son vis-à-vis est facile, le difficile c’est d’aimer son peuple. La destruction est facile, le difficile c’est la création. Ensauvager la jeunesse est facile, le difficile c’est d’éduquer les masses. Critiquer un tyran réel ou fictif et le déchoir est facile, le difficile c’est d’élire un bon président et l’accompagner dans sa tâche…
Hélas, face aux appels à l’insurrection, aux mortels combats et aux délires putschistes, la main de l’État a quelque peu tremblé, semble-t-il. Et, nous le savons tous, dès lors que l’État se met à trembler, la confiance des administrés s’effrite. Un État qui tremble, en effet, invite les semeurs de trouble à agir, encourage les ennemies à attaquer : l’État, c’est d’abord la confiance, l’autorité et la force. Mais peut-être ce flottement était-il stratégique ? En tout état de cause, dans la pagaille créée par la néo-opposition, l’État du Sénégal a hésité trop longtemps, comme s’il n’avait pas la conscience tranquille, renforçant de ce fait l’outrecuidance de ces pourfendeurs. Et les incendiaires de se voir pousser des ailes et devenir des dragons cracheurs de feu. Mais (et la question est légitime) comment un État dont des citoyens doutent de l’impartialité et qui souvent trébuche en matière de gouvernance, peut-il avoir la conscience tranquille lorsqu’il s’agit de sanctionner… ? Toutefois, il a fini par sévir. « Enfin ! » ont pouffé les uns, cependant que la désolation se lisait sur bien des visages. Et tous ceux-là qui s’étaient-tus, se réjouissant de l’anarchie ambiante, en gloussant certainement, de crier au respect des droits de l’homme ; oubliant que l’homme, ce n’est pas que la personnalité publique, adulée par les foules et la presse, mais aussi le citoyen lambda, victime inconnue, presque invisible, des troubles politiques ; oubliant que, si elle a des droits, la personnalité publique, elle a aussi des devoirs et des responsabilités tout comme le commun des Sénégalais ; oubliant que le pouvoir politique, le pouvoir religieux, de même que l’argent et la renommée ne sauraient donner raison à celui qui a tort…
Si l’on fait la généalogie de la bêtise chez nous aujourd’hui, on remontera très loin dans le temps : les « tontons macoutes » du PS, c’est le siècle passé, l’attaque des rédactions des quotidiens l’As et 24h Chrono, c’est avec l’alternance de 2000, les « marrons du feu », c’est l’APR, l’agression du député Ami Ndiaye, c’est déjà Yewwi, le « gatsa-gatsa » politique, c’est Pastef. En vérité, Sonko et ses adeptes, qui sont l’incarnation de la néo-opposition, sont une résultante. Face à l’arrogance du pouvoir, ils ont abusé d’invectives et de calomnies. Leur insolence et leur propension à la violence ont atteint un niveau tel que beaucoup de citoyens ont suspecté la démarche fortement teintée de sectarisme. Ils nient la démocratie sénégalaise, certes perfectible, mais qui leur a tout de même permis d’être là où ils sont et d’élire des maires et des députés. Ils disent qu’il n’y a ni liberté de presse ni de manifestation ni d’opinion dans ce pays où l’on fait de la politique à longueur d’année et où la dénonciation (fondée ou non) est devenue le loisir national. Ce pays où tout un chacun tient des chroniques politiques et juge tout et tout le monde. « Le Sénégal est une dictature ! » dénoncent-ils, non sans sonner la rébellion et néantiser l’œuvre des pionniers et les sacrifices des générations passées, et d’accumuler des absurdités du genre : «Tous ceux qui ont eu à le diriger méritent la potence !»
Cependant, il faut le dire : la riposte apportée par l’APR aux bêtises de l’ex-Pastef ou ce qu’il en reste est de la pure folie : recruter des fabulateurs pour faire face à des fabulateurs, des insulteurs pour répliquer à des insulteurs, des incendiaires pour affronter des incendiaires, 1220 universitaires pour répondre à 142 universitaires (comme si le nombre impliquait la pertinence)…
Pour finir ce papier, je dirais comme dans une prière, après une pensée pieuse aux victimes des manifestations et un salut fraternel aux forces de défense et de sécurité : gardons-nous de faire du pays de la teranga un Far West ! Gardons-nous de la poussière, du feu et des feux follets de la politique ! Dieu merci, l’espoir est permis : la République tient bon. Mais, il ne s’agit pas seulement de dissoudre un parti politique, d’emprisonner et de mettre des suspects hors d’état de nuire. Il s’agit aussi et surtout d’oser les changements qui feront avancer ce peuple. Il s’agit de justice, d’équité et d’égalité dans le traitement des citoyens, d’humilité et de générosité, surtout de la part du pouvoir. Il s’agit de nous respecter les uns les autres, de respecter les biens publics et privés, les institutions et armoiries de la République. Il s’agit d’éduquer, de former et de trouver du travail et des loisirs saints à la jeunesse. Il s’agit de bannir la politique politicienne et de privilégier le dialogue, la concertation et les solutions consensuelles…
ABDOU KHADRE GAYE
Écrivain, président de l’EMAD
Coordonnateur de Taxaw citoyens debout