Journée du patrimoine mondial africain
La Direction du Patrimoine Culturel (DPC) et le Monument de la Renaissance Africaine en partenariat avec l’Entente des Mouvements et Associations de Développement (EMAD) et le Collectif de Tankk (Ngor, Ouakam, Yoff) ont célébré ce vendredi 5 mai 2023 la Journée du patrimoine mondial africain au Monument de la Renaissance Africaine autour de deux thèmes : 1/ Le delta du Saloum : enjeux autour de la préservation d’un site du patrimoine mondial, par Mahecor Diouf, avec comme discutant François Diouane Ndiaye ; 2/ Pencs et villages traditionnels : place et avenir dans la ville de Dakar, par Abdou Khadre Gaye, discutant Oumar Diagne. La cérémonie s’est tenue sous la présence effective de M. Habib Léon Ndiaye, secrétaire général du ministère de la Culture, des directeurs et chefs de service, du deuxième adjoint au maire de Ouakam, de la représentante de l’Agence Sénégalaise de Promotion Touristique (ASPT) et de dignitaires et notables lébou. Entre autres : jaraf Youssou Ndoye (accompagné d’une forte délégation d’autorités coutumières), saltigué Mamadou Mbengue, ndeye dji reew Alioune Beye, Yahia Ndoye (représentant du Peey Lébou du cap Vert), Djibril Samb… Je partage dans ce papier l’économie de ma communication qui aurait pu avoir pour titre : « Dakar se transforme, mais les pencs et villages lébou attendent toujours… »
En 1790, Ndakarou s’est libéré du Cayor et pendant 40 années a traité d’égal à égal avec les Français installés à Gorée. En 1857, le capitaine de vaisseau Protet planta le pavillon tricolore à Bayé, actuelle place de l’Indépendance, où il aménagea un fort. Les pencs se trouvaient à l’époque au niveau de la pointe de Dakar. Sur tout le reste du territoire, jusqu’à Ouakam, Ngor et Yoff s’étendaient les champs, la forêt et la mer ainsi décrits par le chevalier de Boufflers, gouverneur du Sénégal de 1785 à 1787, dans une correspondance : « Une fraîcheur délicieuse, des prés verts, des eaux limpides, des fleurs de mille couleurs, des arbres de mille formes, des oiseaux de mille espèces. Après les tristes sables du Sénégal, quel plaisir de retrouver une véritable campagne ! » Le père Loyer de renchérir : « Les bœufs et vaches y sont en grande quantité, et aussi les cabris, moutons, brebis et volailles de toutes espèces. Les bois sont pleins de cerfs, biches, chevreuils, lièvres, perdrix, poules, pintades, pigeons ramiers, tourterelles, ortolans. Les civettes y sont encore abondantes et les éléphants si familiers, qu’ils ne s’étonnent pas de se trouver parmi les hommes. » Pour finir la description du pays Lébou, voici comment le botaniste, Michel Adanson, ébahi par la richesse halieutique de la contrée, raconte une scène de pêche au village de Hann : « Les gens n’avaient qu’une senne de soixante brasses ; ils firent une pêche si abondante que le rivage fut couvert dans toute l’étendue de la senne par les poissons qu’on y amena. J’en comptais plus de dix mille dont les moindres étaient de la grosseur d’une belle carpe. »
Bref, dès que le fort édifié par les Français sur la Grande Terre fut suffisamment équipé en homme et en armement, Protet entama le processus d’occupation du sol. C’est ainsi qu’en 1858, pour cause d’alignements ayant entraîné le morcellement de leur village, les populations de Kaay furent déplacées plus loin, vers les fontaines situées sur le site de l’actuel Théâtre Doudou Ndiaye Coumba Rose. Dès lors, les pencs furent progressivement déguerpis du bord de la mer pour les dunes au-delà de l’actuelle rue Vincent, formant ainsi une ligne de démarcation entre les populations françaises et les autochtones.
En 1900, une épidémie de fièvre jaune frappa la cité, de mai à octobre. Elle fut une aubaine pour les Français : ils purent, arguant les mesures sanitaires, refouler, toujours un peu plus loin, une bonne partie des populations autochtones de cette zone stratégique du Plateau. Ainsi, mille soixante et une habitations furent brûlées, dont deux cent quatre-vingts cases en paille, sept cent trente-huit baraques et quarante-trois maisons en briques.
En 1905 la convention dite Guy, négociée et ratifiée par le gouverneur Camille Guy et dont la publication souleva des vagues de contestations, fut l’occasion, pour les Français, de s’emparer de deux vastes terrains propriété commune de la collectivité léboue. Les terrains, en question, étaient situés à Beugnoul (cap Manuel), et Tound (centre-ville : entre les avenues George Pompidou et Faidherbe, Lamine Gueye et Roume).
En 1914 une épidémie de peste (assez douteuse selon certaines sources) éclata au mois de mars. Et les populations autochtones, à nouveau, furent appelées à se déplacer, mais cette fois-ci tout à fait hors du Plateau, dans la brousse à chacal de Tilène, où les Français avaient fait construire un village de ségrégation. Des cases et des baraques furent encore brûlées et, après déguerpissement de six des douze pencs, une révolte éclata qui mit un terme au projet et sonna comme le coup d’envoi des hostilités en Europe jusqu’en 1918. Ce fut la Première Guerre mondiale. C’est avec la Deuxième Guerre mondiale que les villages de Tankk (Ngor, Ouakam, Yoff) furent touchés par les réquisitions pour la construction d’un aérodrome qui deviendra l’aéroport Léopold Sédar Senghor ainsi que des camps militaires. Le processus se poursuivra de façon moins violente, mais mûrement réfléchie jusqu’aux indépendances en 1960.
Avec la loi sur le domaine national de 1964, le nouvel État s’appropriera ce qui restait des terres léboues. Aujourd’hui, les douze pencs, abandonnés à leur triste sort, s’effritent et se noient dans le grand marché qu’est devenue la capitale sénégalaise. Les villages de Tankk sont devenus le noyau pauvre d’une périphérie étouffante. Le cap Vert est devenu un cap béton, pour parler comme le ndeye dji reew Alioune Diagne Mbor. Un promontoire où le béton et le fer n’épargnent pas même le littoral, et profanent et rendent inaccessible beaucoup de sites sacrés lébous. Et, aujourd’hui, le village de Ngor qui a cédé tant d’hectares de son domaine à l’État se bat pour six mille mètres carrés de la place Mame Tafsir qui est la porte d’entrée du village. En vérité, les pencs et villages dakarois sont les seules parties du pays où les dernières générations n’ont plus la possibilité d’acquérir un terrain à cause de l’épuisement des réserves foncières et le coût très élevé des parcelles disponibles. Beaucoup de chefs de penc et de dignitaires résident hors de leur zone d’élection…
Les pencs et villages traditionnels de Dakar se meurent, hélas. La mer autour de la presqu’île aussi se vide de ses ressources entraînant le désarroi des pêcheurs artisanaux, mais aussi des conflits, parfois sanglants, comme ceux de Kayar et Mboro, tout récemment. Et pourtant, le patrimoine colonial n’est pas plus important que le patrimoine traditionnel : les pencs et villages ont tellement de choses à nous apprendre : ils recèlent des secrets non encore révélés, une beauté rare capable de fasciner le monde. Il s’agit seulement de les réhabiliter, de les habiller de neuf en respectant leur authenticité. Alors ils nous rendront la pareille, car les génies qui les habitent sont généreux et leur population reconnaissante.
On parle à EMAD, depuis plusieurs années déjà, d’un circuit touristique allant du patrimoine traditionnel au patrimoine colonial, des pencs et villages lébou aux bâtiments français. Sans oublier le patrimoine naturel. On parle d’un treizième penc où d’un quatrième pied de Tankk qui serait un authentique village lébou dans la ville, un écomusée et un centre d’incubation où prendrait son départ et sa fin le circuit touristique de Dakar. On a beaucoup rêvé. On rêve toujours… Vivement que notre rêve devienne réalité.
Dakar se transforme, il est vrai. Avec des ponts, échangeurs et autoroutes. Avec des théâtres et musées. Avec un TER et un BRT. Avec l’aménagement heureux de la partie non encore occupée de la corniche Ouest… Dakar se transforme, mais les douze pencs et les villages lébou de tankk et autres attendent toujours leur prise en charge : Mbot, Thieudème, Santhiaba, Mbakeundeu, Thiaroye, Yeumbeul, et j’en passe. Beugnoul (le cap Manuel) attend aussi, Tioundeu (la pointe des Almadies) attend, Ndieuw (la demeure de Mame Ndiaré, génie protecteur du village de Yoff) attend, Tefessou biir (une des demeures de Mame Youmbour Yaatou, génie protecteur du village de Ouakam) attend aussi… Sans oublier le circuit Layenne de Khounteuma à Ndingala et Nguediaga. Je viens de citer là un patrimoine d’une valeur inestimable. À nous de le valoriser pour notre nourriture spirituelle. Mais il peut aussi contribuer à notre enrichissement économique.
ABDOU KHADRE GAYE
Écrivain, président de l’EMAD
Mai 2023