Du bàkk au bàkku, en passant par le kasag, le tàggate et le woyu céet
La sixième édition du Festival Mémoire des Pénc et Villages de Dakar (FESPENC), une manifestation commémorative de l’héritage culturel lébu, avait pour thème la sauvegarde des musiques traditionnelles. Ce choix est la résultante d’une préoccupation exprimée par la communauté au cours des différentes éditions du Festival organisé depuis 2010, et qui a favorisé l’expression de ressources traditionnelles dont, particulièrement, une diversité de musiques, chants et danses rituels. Initiée avec le soutien du Fonds des Ambassadeurs des États-Unis d’Amérique pour la Préservation de la Culture, en partenariat avec le ministère de la Culture et du Patrimoine, l’édition en question a été l’occasion d’une forte mobilisation des dépositaires autour de séminaires et d’ateliers d’authentification du patrimoine musical en perdition.
En effet, il est noté que, malgré leurs fonctions fondamentales dans le vécu de la communauté, un notoire défaut de préservation et de conservation menace la survivance de ces ressources. Le processus a débouché sur des démonstrations dans les pénc et villages, la production d’un album à douze titres, d’un catalogue bilingue, de deux clips, deux numéros du journal Infos Pénc et d’un film documentaire qui a fait l’objet d’une cérémonie de projection le samedi 19 novembre 2022 au Musée des Civilisations noires, sous la présidence de M. Alioune Sow, ministre de la Culture et du Patrimoine, son excellence Michael Raynor, Ambassadeur des USA au Sénégal, Pape Ibrahima Diagne, Grand Serigne de Dakar et Youssou Ndoye, Jaraaf. Cette contribution est une invite à un voyage dans l’univers musical lébu.
Qui dit musique lébu pense au tamtam, cet instrument fait d’un tronc d’arbre creusé, recouvert d’une peau de chèvre et qui, mieux que n’importe quel autre, symbolise l’Afrique. L’orchestre idéal est constitué de six instruments : un ndeer, deux cool ou làmb, deux mbëŋ-mbëŋ, un tungune. Il peut être complété par le fameux tama ou tambour d’aisselle. Mais, souvent, à l’occasion des cérémonies familiales, il arrive que le tamtam soit remplacé par la calebasse renversée sur une bassine d’eau ou à même le sol ou par n’importe quelle autre vaisselle soutenue par des battements de mains.
La vie du Lébu, de la naissance à la mort, est accompagnée par le chant et le rythme du tamtam qui, mieux que la voix humaine, dit le bàkk ou hymne qui identifie et/ou galvanise en réveillant le courage (fit), la dignité (ngor), le sens de l’honneur (jom), etc.
Un des bàkk du génie protecteur de Dakar, Ndëk Daawur Mbay, est le suivant : ndëk daawur mbay, suubël mba nga yumé, sas ! (Ndeuk Daour Mbaye, fait ou bien défait selon ton bon vouloir, sas !) Voici celui du pénc de Mbot à Dakar Plateau : mbot mbotaan mi ci guy gi, loo koy doyee ? lekk ! Lii ñorul baaxul, loo koy doyee ? Lekk ! (Qu’as-tu à faire de ce bourgeon de baobab ? Le manger ! Il n’est ni mûr, encore moins comestible, qu’as-tu à en faire ? Le manger !) Puis celui du lutteur Amadou Katy Diop : Sunkaañ ! Sunkaañ ! golo wàccal, sa moróom yéeg ! Suŋkaañ ! Suŋkaañ… ! Comme pour dire : « Faites place nette, un grand champion vient s’installer sur le trône. »
Les tamtams lancent au sëriñ Ndakaaru et, à travers lui, à tous les élus du peuple lébu, voire à tous les lébu, cet appel à l’humilité et à la dignité, comme pour leur rappeler leur condition de simples mortels : dund dee ! dund, dund, dee ! dund ngor ! ndénkaane ngor ! Ku mos dund di nga dee ! (Qui vit meurt ! Aussi longue que soit la vie, l’on mourra ! Quant à la confiance, elle suppose de la dignité ! Qui goûte à la vie goûtera à la mort !)
On désigne du vocable bàkku l’action d’un lutteur qui décline son palmarès et justifie ses défaites à travers un chant d’autoglorification aussi appelé kañu.
Voici en exemple un des bàkku les plus anciens et les plus connus : Yegg naa ! Yegg naa ! Yegg naa ! Yegg naa daaw, ren sooga ñëw. Fi ma jaar, ku fa jaar daanu nga. Fi ma xuus, ku fa xuus di nga tooy. Daaw laa ñame wul woon ku ma jam, waaye ren ku ma tër rendi ma du ma saf. (J’ai atteint le sommet de mon art ! J’ai atteint le sommet de mon art ! J’ai atteint le sommet de mon art ! J’ai atteint le sommet de mon art l’année dernière avant que n’arrive la présente. Qui emprunte ma trajectoire tombera. Qui traverse les eaux que j’ai traversées se mouillera. C’est l’année dernière que je craignais d’être piqué, aujourd’hui je ne crains pas d’être égorgé.)
Précisons que les làmb ou compétitions de lutte diurnes et les mbàppat ou compétitions nocturnes posthivernales, sont ouvertes par le bàkk (hymne) et le jat qui lui ressemble fort. Mais le jat est une formule chantée pour conjurer le mauvais sort ou pour dompter un animal ou un adversaire redouté. L’animation du làmb ou du mbàppat continue avec le yaande ngaan. Qui ne se souvient de la cantatrice chantant la gloire du défunt champion : Aatu réer na ! Aatu réer na ! Kuy donna masàmba Jéen ? Guy ga liis naa… (Atou a disparu ! Atou a disparu ! Atou a disparu ! Qui donc héritera de Massamba Diène ? Le baobab est tombé…) Et de la diva Khar Mbaye Madiaga : Kaaróo Yàlla ! Ni léen kaaróo ! Kaaróo Yàlla ! Aayée ! Bu ma xéyee laaxal la, balaa rab a naaw. (Protège ! Ô Dieu ! Dites : « Protège ! » Protège ! Ô Dieu ! Aayée ! Dès mon réveil, je te préparerai de la pâte de mil au lait caillé, avant qu’aucun animal ailé ne prenne l’envol.)
Signalons que les tàggaate, longs chants panégyriques déclamés à voix nue, à toutes les étapes importantes de la vie, du baptême à l’enterrement, vont plus loin que le bàkk et racontent l’histoire de la famille à travers la généalogie et les hauts faits des ancêtres. Celui des Gueye habitants les 12 pénc commence ainsi : Sele Géy Birama, Demba Géy Birama, Birama Samba alkaty Kaay… (Sele Gueye Birama, ton grand-père, Demba Gueye Birama, ton grand-père, de même Birama Samba, le justicier de Kaye…)
Voici du tàggate de Adja Fatou Ndoye Diagne de Ouakam, intitulé Li ci maam bóoy sët a kay jël, c’est-à-dire : À la descendance, revient l’héritage de l’ancêtre :
À la descendance revient l’héritage de l’ancêtre
Diangar Diagne qui est resté à Ndayane
À la descendance revient l’héritage de l’ancêtre
Mame Olo Diagne qui est à la maison de Ndayane
À la descendance revient l’héritage de l’ancêtre
Tu es l’héritière de Mame Kass Diagne
Dioma, tu es l’héritière de ton ancêtre Yabèye Diagne
Tu es l’héritière de ton ancêtre Kass Diagne
Tu es l’héritière de ton ancêtre Narou Diagne…
Ceux-là sont les dix enfants de Ndiémé Gueye
Ndiémé qui est la mère Gniguine Gueye
Ndiémé, la mère de Mame Mbass Diagne qui a défriché Ouakam
Dioma, ton ancêtre a défriché Ouakam
Il a défriché Ronkh
Il a défriché Wamander
Il est le propriétaire de plusieurs hectares en titre foncier
Ton ancêtre a défriché Diakhaye
Il a défriché Ronkh
Il a défriché Wamander
À la descendance revient l’héritage de l’ancêtre
Ndieuke Diagne est ton ancêtre…
Le kasag, lui, est le chant initiatique du circoncis. Il lui apprend à être un homme de chez lui, c’est-à-dire un homme qui se connait, qui connait sa société et son environnement, un homme responsable prêt à prendre épouse et à gérer une famille. En exemple, cette leçon que le circoncis apprend par cœur, pendant sa retraite, loin de sa famille : njulli njaay baa génnee mbaar bala sa yaay yonnee bala sa baay yonnee bala kala mag yonnee na nga daw ba daanu… (Circoncis Ndiaye, quand tu sortiras de la case de l’homme, si te commissionne ta mère, si te commissionne ton père, si te commissionne plus âgé que toi, cours vite faire la commission…)
Le pendant du kasag des jeunes garçons est le woyu njam de la jeune fille qui subit l’épreuve du tatouage des gencives et/ou des lèvres. Tous les deux genres dopent le courage et appellent à l’endurance : bu ma nàmme daw, gàcce doy ma coow. Ñaar : ma dugg gaal sànku ji, mba ma taal daay yendu sa, yaay ! (Si j’envisage la fuite, la honte sera mon lot. De deux choses l’une : j’emprunte une pirogue pour me perdre en mer, ou j’allume des braises pour y passer la journée, mère !)
Pour sa part, le woyu céet est le chant qui accompagne par des conseils appropriés la jeune épouse qui rejoint le domicile conjugal : Séy la ma la yabalee, séy la ma la yabalee. Ba la Yàlla yóbbóo, ba u dem sa kër gë, bal dumë ndaw ña, bal xas mag ña. Fóotël goro,Yàkkal goro, Waxtaan aq ab goro. (Je te donne comme viatique la bonne conduite dans le mariage, je te donne comme viatique la bonne conduite dans le mariage. Quand tu y seras par la grâce de Dieu, quand tu seras dans le domicile conjugal, ne bats point les enfants, n’insultes point les adultes. Lave plutôt les habits des beaux-parents, donne-leur à manger, cause avec eux.) Quant au laabaan, il célèbre la mariée dont la virginité est constatée après sa nuit nuptiale. Il y a aussi les chants et rythmes qui guérissent et protègent, tels le ndëpp et le tuuru, les chants, rythmes et danses qui célèbrent les bons comportements et décrient les mauvais, comme le ndawràbbin. Sans oublier le gumbé, chants et danses de pêcheurs et de moissonneurs, devenu affaire de troubadours. Ni même cette musique hybride dite asiko…
En exemple, cet air de gumbé : mag ña ngi ñuy ŋabar-ŋabare, sox fital, lawarweer, jaasi ; ñi di ñu yore i satala, ñii di ñu dugge i jàkka ; gumbe matu ño aaye ka tollu sig ndaw dox ka… (Les vieillards nous vilipendent, armés de fusils, de revolvers et de sabres ; ils médisent de nous en tenant leurs bouilloires, de même, en allant à la mosquée, ils médisent de nous ; inutile de nous interdire le goumbé car jeunesse doit se vivre…) Ou celui-là de ndawràbbin : Ayée, Faala Njéeme yewwul, Mbota nga la riir, Faala Aysa yewwul ! Ayée, lii du tey cosaan la, sët u Mareem Njaay, Demba Jeni waa Beeñ ! Ayée, Faala Njéeme yewwul, njaboot du nelaw, Faala Aysa yewwul ! Ayée, baay Saxa Mbayée, Saxa, Busa Mbay, Baay Saxa Mbayée ! (Ayée, réveille-toi Falla, fils de Ndiémé, Mboth bruit de mille sonorités, réveille-toi Falla, fils de Aïssa ! Ayée, ceci ne date pas d’aujourd’hui, c’est une tradition, petits-fils de Marième Ndiaye, fils de Demba Diéne de Bègne ! Ayée, réveille-toi Falla, fils de Ndiémé, un chef de famille ne dort pas à poings fermés, réveille-toi Falla, fils de Aïssa ! Ayée, mon père Sakha mbaye, Sakha, fils de boussa mbaye, mon père Sakha mbaye !)
Pour finir, ce chant de bawunaan : baawu naan, da nuy baawu naan ! maam Yàlla may ñu walàngaan, ngok i ngok! (bawou nane, nous faisons du bawou nane ! grand-père Dieu offre-nous une pluie ruisselante, et que chantent les grenouilles !…) Puis celui-ci de bëkëtë : bëkëtë bëkëtë, Baara Mbay ! Maali Maram Ndóoy, yal nala barkep ndóoyéen dal. Bëkëtë bëkëtë, Baara Mbay ! Jaraa boota Ndóoy, yal nala barkep ndóoyéen dal… (beukeuteu beukeuteu, Bara Mbaye ! Petit-fils de Mali Marame Ndoye, que la bénédiction des Ndoye soit sur toi. Beukeuteu beukeuteu, Baara Mbaye ! Merci beaucoup Ndoye, Que la bénédiction des Ndoye soit sur toi…)
Bref, nous aurions pu évoquer les chants domestiques des lavandières, des pileuses et autres berceuses, les chants et rythmes qui attirent la pluie, tel le bawnaan, etc. Mais nous nous en arrêtons là.
ABDOU KHADRE GAYE
Écrivain, président de l’EMAD