CRITIQUE CITOYENNE
Ton épouse te doit fidélité, tout comme tu le lui dois, disait mon père. Mais si tu te glisses sur les lits des gens en leur absence, alors le jour où tu surprendras autrui sur ton lit, fermes la porte et gardes le silence : c’est ta dette qu’on te rembourse. Et ce n’est que justice. Il disait, le vol est une mauvaise chose, tout comme le mensonge, la délation, le dénigrement, les injures, etc.
Autant de dérives morales à éviter, à combattre. Mais un voleur ne doit pas crier au voleur, ni un menteur crier au mensonge, ni un insulteur sermonner un insulteur. Or, aujourd’hui, au Sénégal, au grand étonnement de tous, ce sont ceux qui ont piétiné le drapeau et chahuté l’hymne national qui appellent au civisme et à la citoyenneté. Ce sont ceux dont les injures et les dénonciations calomnieuses n’ont épargné personne, réduisant au silence presque tout un peuple, qui veulent être épargnés maintenant qu’ils occupent la ligne de mire.
Ce sont ceux qui ont cultivé l’impolitesse et l’incorrection chez les jeunes qui appellent au respect des institutions. Ce sont les adeptes de la loi du talion qui appellent à la patience, l’acquiescement, la servilité, oublieux qu’ils sont des vérités essentielles : on fonde ce dont on s’occupe, on donne vie à ce que l’on fait, on révèle ce que l’on est : le récipient fait suinter son contenu, le perroquet répète la leçon apprise, le bélier que l’on a engraissé, remercie avec des coups de cornes. D’autant plus que l’obscurité s’est dissipée, que la lumière du jour brille et met à nu tous les défauts, révèle la véritable nature et les intentions cachées.
Sous les voiles de la nuit, les insensés ont ri de ceux qui étaient sous l’éclat du jour, se croyant beaux, parce que drapés de ténèbres. Aujourd’hui, le soleil éclaire leur laideur. Aujourd’hui, hélas ! les délices du pouvoir caressent leur cœur, cependant que les partisans réclament leur part du gâteau, cependant que les engagements s’évaporent, tels des mirages du désert. Et l’on se rend compte qu’un vœu pieux n’est pas un programme, qu’un slogan ne saurait remplacer une promesse ni une formule magique transformer le monde.
Aujourd’hui, on se rend compte qu’on n’est pas meilleur que ceux qu’on a voués aux gémonies, qu’on est peut-être même pire. On se rend compte qu’une alternance n’implique pas forcément une rupture, qu’une révolution n’est pas un simple transfert de privilège, et qu’on ne réalise pas le développement en pourrissant les cœurs, en divisant le peuple. Jamais. Et l’on éprouve la peur de subir ce qu’on a fait subir aux autres, et l’on éprouve des craintes vis-à-vis de la presse, des activistes et des souteneurs insatisfaits. Et l’on accuse et dénonce comme on a l’habitude de faire, oubliant que les rôles sont inversés et que c’est au tour des critiqueurs de se mettre à l’ouvrage. C’est au tour des juges d’être jugés. Mais l’ivresse du pouvoir est plus forte que la peur, car grands sont les appétits et les désirs de jouissance.
Pauvre Sénégal, qui d’alternance à alternance, piétine, traîne, recule. Pauvres sénégalais, qui ne savent plus la saine compétition et l’adversité fraternelle en vue d’un monde meilleur pour tous. Qui ne savent plus faire équipe en toute humilité, «épaule contre épaule», et s’entendre, et gagner. Qui ne savent plus que la diversité n’exclut pas l’unité, mais constitue un enrichissement. Qui ne savent plus ce qu’est un arbre, ont divisé le baobab en ses parties et s’étonnent qu’il n’y ait plus d’ombre, plus de fruits, plus de fleurs, mais un tas de bois et de feuilles mortes. Qui ont perdu le goût du bon goût, qui aiment fouiller et renifler les ordures des gens, oubliant que l’homme est un producteur naturel d’ordures et que toutes les ordures puent. Pauvres dirigeants sénégalais qui ont perdu les aptitudes du lion rouge, qui ne savent pas s’oublier et prendre de la hauteur, se faire « soleil sur nos terreurs, soleil sur notre espoir ». Qui ne savent plus « rassembler les poussins à l’abri des milans pour en faire, de l’est à l’ouest, du nord au sud, dressé, un même peuple ». Qui ne savent plus ce que raconte notre hymne national, notre devise et nos couleurs.
Ah ! si Senghor avait eu les épaules suffisamment larges, la poitrine suffisamment vaste, pour poursuivre sa collaboration avec Mamadou Dia, et, malgré les différences, tendre la main à Cheikh Anta et aux autres compétences exclues du pouvoir, ah ! s’il était un peu moins fier et avait seulement en vue le bien-être des populations et l’avenir du Sénégal. Si Diouf était allé jusqu’au bout de sa logique d’ouverture sans perdre de vue la réalité des quartiers et les souffrances du peuple. Si Wade avait su se prémunir des flagorneurs, s’il avait mis la bride à sa famille et s’était fait un peu plus humble, un peu plus regardant. Si Macky avait eu la grandeur d’oublier ses déboires avec Wade et lui avait tendu la main comme il l’a fait avec Diouf, et avait laissé l’opposition jouer son rôle en toute quiétude…
Alors nous n’en serions peut-être pas là : le Sénégal serait mieux loti… Et les Sénégalais peut-être un peu plus éveillés, un peu plus sages, un peu plus travailleurs… Et Sonko peut-être serait un peu plus responsable. Il n’aurait pas « fusillé » Senghor, Diouf et Wade. Il n’oserait pas se comparer à Madiba. Et Diomaye, peut-être, aurait compris le sens de notre règle d’or : « Un peuple, un but, une foi ». Il aurait rangé l’épée dans la paix du fourreau pour faire du travail sa seule arme et de notre peuple « un peuple sans couture », « un peuple dans sa foi défiant tous les malheurs, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes. »
Il ne s’agit pas d’un jeu. Non ! Il ne s’agit pas d’une compétition sportive, d’un défilé de mode ou d’un loisir. Il ne s’agit pas de savoir quelle première dame est plus coquette, quel président est plus séduisant, quel ministre plus pimpant, quel député plus chic. Il ne s’agit pas d’être meilleur que Wade, supérieur à Cheikh Anta, plus grand que Mandela… Il ne s’agit pas de singer Sankara. Il s’agit de mobiliser ce peuple et de sortir ce pays de l’ornière. Il s’agit de montagnes à gravir, de sommets à conquérir… Il s’agit de vaincre l’indiscipline, la tricherie, le laxisme… Il s’agit de vaincre le chômage, la faim, la soif. Il s’agit de vaincre le sous-développement et la pauvreté… Mais d’abord se vaincre soit même…
Hélas, aujourd’hui plus qu’hier, on place les amis. On récompense les partisans. On ferme les yeux sur leurs écarts. On est allergique aux critiques. On menace les opposants. On emprisonne pour délits d’opinion. On justifie l’injustifiable, etc. Et l’on rêve, peut-être aussi, pas seulement de réduire l’opposition à sa plus simple expression, mais également la presse, les activistes rebelles et tous les insoumis. Pendant ce temps, le débat porte sur le coût du sac à main de la première dame, comme jadis sur les atours de Marième Faye Sall. On papote sur le coût des voyages présidentiels, sur la sincérité des déclarations de patrimoine et l’origine de certaines richesses, sur les positions souvent contradictoires entre le PR et le PM…
Et les inondations reprennent. Et augmente l’amertume des ménages. Les jeunes, par vagues, fuient le pays dans des embarcations de fortune, préférant se laisser mourir dans la mer plutôt que vivre au Sénégal. Les marchands ambulants, les tabliers et les mototaxis se révoltent. Et l’indiscipline augmente. Et les accidents de la circulation se font plus meurtriers. Les mensonges, les insultes et autres excès verbaux se multiplient, n’épargnant personne. Même des prêcheurs s’en mêlent, assaisonnant leur prêche de formules interdites. Mais, patience ! Patience, car « à celui qui saute et atterrit sur des braises pieds nus, il reste un autre saut à accomplir, peut-être même plusieurs. »
Dieu veille sur notre pays, sur l’Afrique et le monde.
Abdou Khadre Gaye
Écrivain, président de l’EMAD