LE PORTRAIT MORAL DE SERIGNE TOUBA
Relisant la version française de « Massalik Al Jinan » (Les Itinéraires du Paradis), traduite par Serigne Same Mbaye, j’ai eu l’impression, par moment, à l’instar de ceux qui lisent avec le cœur, d’un contact avec le Cheikh, de le voir, d’entendre sa voix… À la fin de la lecture, je me suis rappelé les paroles de notre mère Aïcha, identifiant le prophète Mohamed (psl) au Coran. Alors j’ai pensé : celui qui veut contempler le visage de Serigne Touba, « l’imitateur par excellence du Prophète », doit lire « Massalik Al Jinan » et méditer le texte. S’il ne le peut, qu’il écoute alors Cheikh Moussa Ka, de préférence son poème intitulé « Boroomam » (son Seigneur) où il égrène les qualités morales du Cheikh, corroborant ainsi son titre de « Khadimou Rassoul » (le Serviteur de l’Envoyé) : «Ndaxam jii waay jikkoy yonnent la lamboo » (certes, cet homme a le caractère du Prophète).
Ainsi, à l’instar de tous les grands hommes qui ont marqué leur époque, Serigne Touba possède plusieurs visages ; il peut être appelé de plusieurs noms dont, entre autres, « le père du mouridisme », « le fondateur de Touba », « le brave qui a traversé les mers et qui ignore la peur et le tremblement », « celui qui grâce au Coran est parvenu dans le voisinage de son Seigneur », « le chantre du prophète Mohamed », etc. On peut donc appeler Serigne Touba du nom que l’on veut. Mais le plus important, me semble-t-il, c’est de suivre son exemple et ses recommandations.
« L’homme exemplaire », « le modèle »
Car, Serigne Touba, c’est surtout et avant tout « l’homme exemplaire », « le modèle » doté d’une grande beauté morale et spirituelle que Cheikh Moussa Ka a tenté de peindre dans ses poèmes. Son fils et biographe, Serigne Bassirou MBacké, le décrit ainsi dans son ouvrage intitulé «Minaal Bakhil Khadim » (Les bienfaits de l’Éternel) : « Il savait supporter avec patience maintes douleurs, braver les plus graves périls avec calme et douceur, sans laisser apparaître le moindre signe de peine ou de chagrin. Il ne se laissait aller à la colère que pour plaire à Dieu. Il supportait l’effort. Il ignorait la fatigue. Il ne se reposait qu’après la victoire, le triomphe. C’était un plaisir pour lui que de travailler continuellement en se donnant à sa tâche corps et âme. Il faisait preuve de générosité et de bonté dans le bonheur, de patience et de fermeté dans le malheur. Il affrontait les obstacles sans se soucier de personne. Dans tous les cas, il suivait strictement ce qu’approuve et exige la loi islamique, la voie tracée et agréée par Dieu le Très-Haut à Muhammad (psl), le meilleur d’entre les serviteurs. »
Et Antoine Martin Arthur Lasselves, administrateur du cercle de Louga, après une longue enquête, qui dura d’octobre 1913 à novembre 1915, de porter le témoignage qui suit : « (…) Le Cheikh se distingue par une pureté de cœur, par une bonté, une grandeur d’âme et un amour aussi bien pour l’ami que pour l’ennemi (…) Les plus injustes des hommes et les plus ignorants des réalités humaines sont ceux qui avaient porté contre lui de fausses accusations consistant à lui prêter l’ambition du pouvoir temporel (…) »
Serigne Touba, c’est donc « l’éducateur », « le formateur des âmes » qui savait que la foi est plus forte que les canons des blancs, que l’amour du prophète est plus efficace que la haine du colonisateur, que le respect de la loi coranique est le plus sûr bouclier contre le mal et qui, en définitive, avait choisi comme arme le savoir et la crainte révérencielle de Dieu ; et dont la vie est un exemple suffisamment édifiant à suivre. Car, il avait misé sur l’homme, dont l’amélioration intérieure par la réappropriation des hautes qualités morales et spirituelles était la meilleure armure contre les crises profondes et la désarticulation sociale caractéristiques de l’époque coloniale. Il me semble essentiel, dès lors, que toute personne se réclamant son disciple ainsi s’interroge : « Telle que je suis, est-ce que Serigne Touba serait fier de moi ? Suis-je digne d’être son disciple ? »
C’est d’avoir oublié tout cela (peut-être ?) que des insensés (pour lui plaire, par amour ou peut-être seulement par goût du spectacle ?) jettent des pièces de monnaie et des billets de banque dans son mausolée, la tombe de celui qui avait « renoncé au monde pour son Seigneur », celui qui se « bornait à ne prendre de ce monde que son viatique pour le paradis ». Celui qui, témoignent ses contemporains, « n’avait pas besoin de poches ni de porte-monnaie ni de coffres-forts ». Celui qui ainsi parlait dans « Akhirou Zaman », (la fin des temps) : « Fuyez vers Dieu ! (…) Évitez la jalousie, la haine, la moquerie, la vanité, l’ignorance, la raillerie, l’avarice (…) Mes amis, soyez toujours propres, évitez les péchés et les saletés (…) » et ainsi priait dans «Matlaboul Chjfaa i» (la recherche du remède) : « Ô, Dieu, Toi qui renverse les cœurs, détourne les nôtres des vices (…) Mets dans nos cœurs l’amour mutuel sans contestation, ni envie réciproque, ni querelle, ni abandon mutuel, ni haine, ni antipathie réciproque (…) » Celui qui enseigne dans « Hikmatou Khadimou Rassoul » (la sagesse du serviteur de l’Envoyé) : « Le meilleur véhicule c’est l’intelligence, le meilleur habitat la patience, le meilleur vêtement la pudeur, la meilleure lumière le savoir ».
C’est d’avoir oublié tout cela que beaucoup de personnes qui se disent ses disciples ne lui ressemblent guère et n’essaient même pas de suivre son exemple ni ses recommandations. Et Serigne Same Mbaye de dire dans la note introductive de la version française des « Itinéraires du Paradis » : « Nombre de ces individus prennent plaisir à écouter les « troubadours » qui leur chantent avec plus ou moins d’habileté, de fantastiques balivernes qui les amusent et les grisent plaisamment». Ils pensent (les insensés) qu’être mouride c’est s’habiller d’une certaine façon, jurer par le nom de Serigne Touba, se prosterner devant son mausolée, ou seulement chanter ses « khassaïdes », exhiber sa photo, et s’écrier, de temps à autre, « Dieuredieuf Serigne Touba » (merci Serigne Touba) ; et critiquer les confréries sœurs.
Que non ! Et disait, avec raison, Serigne Abdoul Ahad Mbacké, il y’a ceux qu’aucune proximité physique ne saurait rapprocher de Serigne Touba et ceux qu’aucune distance ne saurait en éloigner. Car, expliquait-il, tu peux habiter Touba, être enterré à Touba et être méconnu de Serigne Touba; comme tu peux habiter loin de Touba, être enterré hors de Touba et être des siens. L’introducteur de la version française des « Itinéraires du Paradis » de confirmer : « la chose est très sérieuse, l’issue en est incertaine, l’homme est faible, son temps insuffisant, ses préoccupations nombreuses, son existence brève, ses actions imparfaites, son Contrôleur sagace, son voyage long et périlleux, son travail constituant son seul viatique, difficile. L’amour du prestige, de l’autorité, de la fortune, constitue un mal pernicieux ; l’homme se trouve ainsi sur une pente très raide, très glissante. Celui qui s’y laisse rouler ne s’arrêtera que dans le gouffre profond de la Géhenne. »
« Massalik Al Jinan » (Les Itinéraires du Paradis)
Être mouride, ce n’est donc pas un jeu ou un quelconque divertissement ; mais un engagement, un combat, et le plus grand, le plus difficile, le plus noble contre Satan et l’âme charnelle dont le couronnement est l’élévation morale et spirituelle de l’homme, sa réconciliation d’avec le divin, disent les initiés. Car le mouride, c’est l’aspirant spirituel, en voyage vers son Seigneur, quelle que soit, par ailleurs, son appartenance confrérique. Or donc, les aspirants spirituels, compagnons de route, ne peuvent que s’aimer, s’ils sont sincères. Et, rappelle Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al Makhtoum, dans une très belle métaphore, les confréries ne sont, en définitive, que « les clubs mystiques où se forment continuellement les athlètes de la religion ». Elles sont comme les branches d’un même arbre, disait son prédécesseur à la tête de la confrérie Tidiane, Abdoul Aziz Sy Dabakh. Très pragmatique, Cherif Abdoulaye Thiaw Laye, Khalife des Layennes, de choisir à ses enfants des prénoms dans presque toutes les familles religieuses du Sénégal : Mame Diarra Bousso, Serigne Cheikh Gaïnde Fatma, Serigne Mansour, etc. et d’exiger dans les cérémonies religieuses de chanter les poèmes mystiques de tous les saints du Sénégal, sans parti-pris.
Et Serigne Touba d’informer : « Chaque « wird » (le vocable signifie stationner sur un point d’eau pour boire ou puiser) conduit le pratiquant vers l’enceinte scellée de Dieu sans déviation. Peu importe que ce « wird » vienne de Cheikh Abd Al Qadir Al Jilani, de Ahmad Al Tijani ou d’un autre parmi les qutbs (pôles) (…) Car ils sont tous dans la bonne direction. Chacun d’eux appelle les aspirants (mourides) et les incite à l’adoration du Maître du Trône, où qu’ils soient. Tous les « wird » sont dans la rectitude et la probité ; garde-toi d’en mépriser ou d’en critiquer aucun, dans ta vie (…) Il faut éviter, écoute bien ce que je dis, le fait de formuler des critiques à l’encontre des Saints.»
Puis de s‘interroger : « Comment un homme doué de raison peut-il mépriser une science (le soufisme) dont le début est le détachement des biens terrestres, et la fin, l’accession au bonheur (…) qui consacre les qualités propres aux prophètes, celles des vertueuses créatures et celles des Saints ? (…) Pourquoi calomnier un serviteur de Dieu qui se détache des créatures pour mieux servir le Maître de l’univers avec ferveur et dévouement ? Pourquoi dénigrer celui qui craint son Seigneur et immole ses passions pour l’amour de Dieu ?»
Avant d’avertir : « Satan est un combattant qui attaque et livre bataille à chaque instant, irréductible, il ne connaît ni trêve ni repos. Chaque fois que tu le terrasses, il se relève rapidement, plus résolu et plus dangereux que jamais (…) Sois vigilant, prêt à chaque instant à te défendre dans un combat héroïque, tu éviteras ainsi son danger (…) L’âme charnelle est le plus dangereux des ennemis de l’homme. Ne cède jamais à ses désirs, mon ami, ne lui fais jamais grâce ; traite-le avec dureté et soupçon (…) Le Cheikh qui se croit au-dessus des serviteurs de Dieu n’est point à aborder, éloigne-toi de son voisinage, toi qui es vrai aspirant (mouride) (…) N’accorde point ta confiance à quiconque se présente sous les apparences d’un Cheikh à notre époque (…) Que de personnes en mauvaise toilette vestimentaire, mais pleine de lumières et de secrets divins ! Que d’hommes honorables et exaltés aux yeux du monde, tels des Pôles de l’univers partout où ils passent, dont la renommée est très répandue dans le pays, alors qu’auprès de Dieu, ils ne sont nullement mieux cotés qu’un singe !»
Ceux qui liront « Massalik Al Jinan » verront que la voie du mouridisme est une odyssée héroïque ; et qu’être mouride, c’est suivre les itinéraires menant au Paradis. Or, l’ouvrage du Cheikh, renseigne Serigne Same Mbaye, dans sa note introductive, « relève du soufisme (…) il conduit l’homme à la perfection du cœur, à la vraie crainte de Dieu (…) enseignant la sincérité, la probité, etc. (…) Il signale tous les dangers, toutes les maladies du cœur et propose leur remède. Il trace le chemin du salut en nous apprenant la vigilance, la sobriété, la modération, l’équité, l’esprit de scrupule, le courage, la noblesse, le détachement du cœur, l’amour de l’esseulement, ses conditions et son utilité, la maîtrise de soi dans le bonheur comme dans l’adversité, la longanimité (…) Il prépare et entraîne au combat contre l’âme charnelle, contre Satan, contre la passion et l’amour de la vie mondaine. Il indique le chemin d’une vie spirituelle intense qui confère le salut et la paix, voire la sainteté. Celui qui le lit et l’applique prospère chaque jour dans la bonne direction et la crainte de Dieu. »
Quelques recommandations, en vrac, tirées du livre
Attache-toi à examiner tes propres défauts et tâche de les guérir, repends-toi pour la crainte de Dieu. Profite donc du reste de ta vie en regrettant le passé non utilisé dans les bonnes actions et précipite-toi dans la direction des œuvres pies avant qu’il ne soit trop tard, ne néglige pas d’améliorer ton for intérieur en prenant soin de ton caractère. N’éprouve ni joie ni chagrin pour l’obtention ou la perte d’un bien mondain. Ne verse jamais dans la paresse, car la vie est fugitive, il est sage d’éviter de perdre son temps. O frère, laisse la médisance, laisse l’ostentation dans les actes et aussi la fierté, laisse la jalousie et la présomption, le manque de pitié pour le genre humain, l’amour de se distinguer, d’être considéré au-dessus des gens de ta génération. Rends-toi compte que posséder juste le strict nécessaire est plus avantageux que la pauvreté et mieux qu’une grande richesse, même acquise pour parer aux situations difficiles.
Attache-toi aussi à accroître tes connaissances et tes bonnes actions, uniquement pour la face de Dieu Très-Haut et Tout-Puissant. La science utile est celle qui fait connaître à l’homme ses défauts de manière claire, qui l’incite à la longanimité, à la générosité, à la bonté, à la pureté, à l’honnêteté et au scrupule, à aimer la vérité, la retraite spirituelle, la méditation, la réflexion et l’application rigoureuse des règles de bonne conduite. C’est celle qui donne à l’homme les bonnes qualités morales, intellectuelles et spirituelles. Certains sont abusés par leurs études, leur érudition dans les sciences religieuses, craignant fort bien d’avoir des lacunes, très fiers du grand nombre de leurs disciples et des sages conseils qu’ils prodiguent, alors qu’ils n’ont pas purifié leur cœur des défauts graves tels que la fierté, la haine, la jalousie, etc. Non ! Bien plus, ils se croient dans les nues, au-dessus de tous les autres aux yeux de Dieu, parce que, croient-ils, ils guident les gens dans le bon chemin. Or ils dorment profondément et ne se réveillent guère.
Ne pleurniche jamais devant les créatures pour tes besoins, mais implore le secours du Tout-Puissant, le créateur de toute la création. Tourne-leur le dos (dans ton for intérieur), te sont-ils favorables ou non et fie-toi au créateur qui connaît ton état. Quant à la servilité, la crainte et le désir voué aux êtres créés, quant au fait de fonder de l’espoir sur eux, de se soucier de la fortune, de se plaindre aux humains des calamités qui te frappent, pour tout cela, il suffit de savoir qu’ils sont impuissants comme pauvres créatures. (Et) quiconque abandonne, dis-je, la répétition du Nom de Dieu, pour l’évocation d’autre chose, est un crétin fantaisiste. (Car) la mention du Nom de Dieu constitue le début de la sainteté et son abandon est le plus haut degré de l’égarement.
Le Seigneur considère le cœur et les qualités alors que les créatures ne regardent que l’aspect extérieur. Le mal appelle le mal, le bien appelle le bien. Cherche le bien. Une petite quantité de chacun de ces deux en appelle la grande, ne te permet jamais de faire un quelconque mal. Il faut savoir que la meilleure parure dont l’homme puisse se parer, c’est la bonne conduite partout où il passe. Continue (donc) tes découvertes et acquisitions dans le miroir de la méditation, dans l’esseulement, tout le temps.
Pour conclure, je ferais le constat, tout simplement, que « la dérive des valeurs » est chaque jour plus accentuée au Sénégal qui traverse une très longue nuit ; celle universelle de la fin des temps, annoncée par les Saints ; mais, gloire à Dieu, son ciel est constellé de flambeaux suffisamment lumineux pour guider ceux qui cherchent le jour, les aspirants sincères (mourides sadikh), amoureux du soleil. Parmi ces flambeaux on peut citer, entre autres : El Hadj Oumar Foutiyou Tall, El Hadj Malick Sy, El Hadj Ibrahima Niasse dit Baye, Mame Cheikh Bou Kounta, Seydina Limamou Laye… Hélas, la lumière des astres ne saurait éclairer les aveugles qui ont perdu la vue ni ceux-là qui, ayant choisi les ténèbres, les ferment volontairement, parce que, pensent-ils, les éclaircies qui leur parviennent gâtent la qualité de leur obscurité. Mais « le soleil n’est point voilé seulement parce que l’aveugle ne le voit pas », et enseigne le Coran, S.24 « An Nur » (la lumière) : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre (…) Il conduit vers Sa lumière qui Il veut. »
ABDOU KHADRE GAYE
Écrivain, président de l’EMAD
Mars 2015